samedi 24 novembre 2012

"Se doper n'est pas tricher" : réalité et provocation...

La Libre Belgique du mercredi 21 novembre 2012 publie un grand article de Marcel Bolle de Bal, Professeur émérite à l'université libre de Bruxelles.

"Si Armstrong s'est fait lyncher, c'est parce qu'il a transgressé le tabou du corps pur et naturel.  Et celui de l'égalité des dons et de la compétition équitable.  Autant de leurres."



   Brûler ce que l'on a adoré, démystifier ce que l'on a my­thifié: telle est la cruelle loi du royaume médiatique, révélée avec acuité à travers la triste saga Lance Armstrong, telle qu'elle a fait florès il y a peu. Armstrong, ce pelé, ce galeux... Quelle hypocrisie, mes amis !

   Hier icône adulée, vantée pour son exceptionnel courage. Aujourd'hui, champion voué aux gémonies, traîné dans la boue, lynché en tant que mina­ble tricheur. Tout ceci, qui est excessif, mérite, à cause de ces excès mêmes, d'être analysé d'un peu plus près. Car, mes frères en cyclisme et d'ailleurs, comment imaginez-vous que l'on puisse gagner le Tour de France, sup­porter les efforts répétés qu'il implique, gravir les cinq cols d'étapes de 200km à pas loin de 40 km/h de moyenne... sans quelques adjuvants physiologiques et/ ou chimiques, sans un minimum de dopage?

   Tous les coureurs participant à cette compétition - ou plus exactement à ce spectacle sportif- sont contraints de se doper avec plus ou moins de profes­sionnalisme. Après tout, le reproche implicitement adressé à Lance Arms­trong n'est-il pas d'être, non seulement le meilleur sur le terrain, mais surtout le meilleur dans l'organisation profes­sionnelle, sophistiquée, de ce dopage indispensable? Et qui osera prétendre que Merckx, Anquetil, Indurain, Fignon, coureurs admirables, eux aussi vainqueurs du Tour, ne se sont jamais dopés de l'une ou l'autre façon, à une époque où les contrôles, eux aussi, étaient loin d'être aussi sophistiqués qu'aujourd'hui? Pourquoi cet acharne­ment sur "l'ange déchu", comme l'a qualifié un journaliste? Et chacun de gloser sur ses tricheries, sur l'opprobre qui, à cause de lui, rejaillirait sur l'en­semble du sport cycliste (comme s'il en était le seul responsable... !) ? Oui, pour­quoi cela?

   Permettez-moi d'avancer ici une hy­pothèse. Cette déferlante médiatique, prétendant refléter (sans preuves) le sentiment populaire, me paraît être nourrie par la perte - brutale, du moins en apparence - d'illusions long­temps entretenues (par ces mêmes médias). Les illusions autour de la grandeur de champions héros des temps modernes, reflets contempo­rains de ces héros au cœur pur et sans tache des lectures et rêves de nos jeu­nes années, toujours sommeillant au fond de notre inconscient: le mythe de l'humaine nature naturelle, intègre et non trafiquée, alors que depuis long­temps nous l'aidons, la transformons, l'améliorons grâce aux progrès de la médecine et de la biologie médicale. Ce qui, certes, revient à nous interroger sur le sens et les limites de ces pro­grès... dont profitent, bien évidem­ment, "les dopés".

   Haro sur les cyclistes? Rien que sur eux? C'est un peu trop facile, d'autant plus qu'ils sont plus que les autres sou­mis à d'incessants contrôles. Alors quid des autres sports? Quid de ces naviga­teurs solitaires, de ces joueurs (et joueuses) de tennis s'entrebattant des heures durant dans la fournaise de courts sur­chauffés? Quid des hal­térophiles, et des athlè­tes aux muscles gonflés, et des nageurs aux épau­les carénées? Et, et, et... etc.

   Un sportif de haut ni­veau, dans n'importe quelle discipline, peut-il envisager de devenir champion olympique sans procurer à son corps un minimum d'adjuvants lui permet­tant de supporter les ef­forts impliqués par la réalisation d'un tel ob­jectif... et supporter la concurrence d'individus moins doués mais eux déjà dopés? Car, mes amis, chacun de nous - du moins ceux d'en­tre nous qui assumons notre passion pour les spectacles sportifs - ne doit-il pas se reconnaître partiellement res­ponsable de cette dérive de la saine – et idéalisée - compétition sportive ?

   Ne sommes-nous pas, à notre corps plus ou moins défendant, en tant que spectateurs ou téléspectateurs avides d'émotions fortes, à la fois les souteneurs et les victimes d'un système économi­que, social et culturel axé sur la perfor­mance à tout prix ? Toujours plus, gagner plus: n'est-ce point là une norme infiniment répé­tée? Et puis lequel d'entre nous ne se dope-t-il pas, peu ou prou, pour sur­monter les multiples stress de la vie quoti­dienne du temps pré­sent? Tous "dopés", mais pas tricheurs pour autant. Pourquoi Armstrong, lui, est-il alors vili­pendé comme ignoble tricheur? A mon avis, car il transgresse deux ta­bous: le mythe du corps "authentique", pur, "na­turel" d'une part; celui de l'égalité parfaite des dons et donc celui d'une compétition équitable d'autre part.

   Le condamner aussi sévèrement re­vient à entretenir un autre mythe : celui que ses adversaires vaincus, eux, n'étaient pas dopés, que, face à eux, la victoire doit être possible... Et encore: nier une évolution apparemment irré­versible, celle qui transforme l'idéal des compétitions dites "sportives" en la réalité de "spectacles" soumis aux per­nicieuses lois du business. L'Or, ou le devoir de victoire. L'Argent ou le nerf de la guerre. Le Bronze, ou l'éthique de loyauté. Ce triptyque résume bien les valeurs affichées du sport de haut niveau, leur signification symbolique en même temps que la complexité de plus en plus perverse du système éco­nomique qui les sous-tend(1).

   Certes le dopage, surtout s'il est pra­tiqué de façon clandestine et occulte, peut être dangereux pour la santé, à court, moyen et long terme. A ce titre il doit être combattu ou du moins -telle est la thèse que je défends depuis de nombreuses années - sérieuse­ment régulé, réglementé, contrôlé. Puisqu'il apparaît inévitable, pour­quoi ne pas en accepter le principe et l'application sous un sévère contrôle médical? Hors cela, tout n'est qu'hy­pocrisie et faux-fuyants.

   Une politique du moindre mal, ce que je propose? Sans doute. L'idée de base: sortir de l'hypocrisie et de la clandestinité. Le débat, sur ce point, me semble à tout le moins mériter d'être ouvert... même s'il porte at­teinte à certains tabous bien ancrés. Au risque de choquer plus d'un de mes lecteurs, je persiste à considérer que se doper n'est pas tricher.

   Evidemment, c'est tricher d'un point de vue juridique, par rapport au règlement et donc par rapport à la loi (celle-ci, en quelque sorte, triche dans la mesure où elle ne tient pas compte de la réalité psychosociologique). Car, selon moi, ce n'est pas tricher sur le plan humain, puisque par hypothèse, dans le domaine du sport de haut ni­veau, sinon la totalité, du moins la grande majorité des autres concur­rents - en particulier dans le Tour de France - se dope également. Et que, contrairement à certains vœux pieux, ce dopage ne pourra jamais être com­plètement éradiqué, ce que recon­naissent les meilleurs spécialistes.

   Les vrais tricheurs ne sont pas né­cessairement ceux que l'on pense... mais bien ceux qui confortablement installés au fond de leurs canapés, dans leurs bureaux ou au cœur de leurs médias, à la tête de fédérations sportives adeptes de la politique de l'autruche ou de sponsors avides de retombées publicitaires, descendent en flammes ces humains transformés, grâce à leur soutien financier direct ou indirect, en des êtres-sandwiches, pompes à fric et profits. Allons, mes­sieurs les vertueux censeurs, un peu de bon sens, de pudeur, d'humanité et et de compassion, s'il vous plaît!


••> (1). Ce triptyque a fait l'objet d'une analyse dialoguée entre un sportif pro­fessionnel de haut niveau, sociologue amateur, et un sociologue professionnel, sportif amateur (voir Marcel Bolle De Bal et Dominique Vésir, "Le Sportif et le sociologue. Sport, individu et société", Paris, l'Harmattan, 1999).


"Les vrais tricheurs ne sont pas nécessaire­ment ceux que l’on pense, mais bien ceux qui descendent en flammes ces humains transformés en pompes à fric et profits."

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