La Libre Belgique du mercredi 21 novembre 2012 publie un grand article de Marcel Bolle de Bal, Professeur émérite à l'université libre de Bruxelles.
"Si Armstrong s'est fait lyncher, c'est parce qu'il a transgressé le tabou du corps pur et naturel. Et celui de l'égalité des dons et de la compétition équitable. Autant de leurres."
Brûler ce que l'on a adoré, démystifier ce que l'on a mythifié: telle est la cruelle loi du royaume médiatique, révélée avec acuité à travers la triste saga Lance Armstrong, telle qu'elle a fait florès il y a peu. Armstrong, ce pelé, ce galeux... Quelle hypocrisie, mes amis !
Hier icône adulée, vantée pour son exceptionnel courage. Aujourd'hui, champion voué aux gémonies, traîné dans la boue, lynché en tant que minable tricheur. Tout ceci, qui est excessif, mérite, à cause de ces excès mêmes, d'être analysé d'un peu plus près. Car, mes frères en cyclisme et d'ailleurs, comment imaginez-vous que l'on puisse gagner le Tour de France, supporter les efforts répétés qu'il implique, gravir les cinq cols d'étapes de 200km à pas loin de 40 km/h de moyenne... sans quelques adjuvants physiologiques et/ ou chimiques, sans un minimum de dopage?
Tous les coureurs participant à cette compétition - ou plus exactement à ce spectacle sportif- sont contraints de se doper avec plus ou moins de professionnalisme. Après tout, le reproche implicitement adressé à Lance Armstrong n'est-il pas d'être, non seulement le meilleur sur le terrain, mais surtout le meilleur dans l'organisation professionnelle, sophistiquée, de ce dopage indispensable? Et qui osera prétendre que Merckx, Anquetil, Indurain, Fignon, coureurs admirables, eux aussi vainqueurs du Tour, ne se sont jamais dopés de l'une ou l'autre façon, à une époque où les contrôles, eux aussi, étaient loin d'être aussi sophistiqués qu'aujourd'hui? Pourquoi cet acharnement sur "l'ange déchu", comme l'a qualifié un journaliste? Et chacun de gloser sur ses tricheries, sur l'opprobre qui, à cause de lui, rejaillirait sur l'ensemble du sport cycliste (comme s'il en était le seul responsable... !) ? Oui, pourquoi cela?
Permettez-moi d'avancer ici une hypothèse. Cette déferlante médiatique, prétendant refléter (sans preuves) le sentiment populaire, me paraît être nourrie par la perte - brutale, du moins en apparence - d'illusions longtemps entretenues (par ces mêmes médias). Les illusions autour de la grandeur de champions héros des temps modernes, reflets contemporains de ces héros au cœur pur et sans tache des lectures et rêves de nos jeunes années, toujours sommeillant au fond de notre inconscient: le mythe de l'humaine nature naturelle, intègre et non trafiquée, alors que depuis longtemps nous l'aidons, la transformons, l'améliorons grâce aux progrès de la médecine et de la biologie médicale. Ce qui, certes, revient à nous interroger sur le sens et les limites de ces progrès... dont profitent, bien évidemment, "les dopés".
Haro sur les cyclistes? Rien que sur eux? C'est un peu trop facile, d'autant plus qu'ils sont plus que les autres soumis à d'incessants contrôles. Alors quid des autres sports? Quid de ces navigateurs solitaires, de ces joueurs (et joueuses) de tennis s'entrebattant des heures durant dans la fournaise de courts surchauffés? Quid des haltérophiles, et des athlètes aux muscles gonflés, et des nageurs aux épaules carénées? Et, et, et... etc.
Un sportif de haut niveau, dans n'importe quelle discipline, peut-il envisager de devenir champion olympique sans procurer à son corps un minimum d'adjuvants lui permettant de supporter les efforts impliqués par la réalisation d'un tel objectif... et supporter la concurrence d'individus moins doués mais eux déjà dopés? Car, mes amis, chacun de nous - du moins ceux d'entre nous qui assumons notre passion pour les spectacles sportifs - ne doit-il pas se reconnaître partiellement responsable de cette dérive de la saine – et idéalisée - compétition sportive ?
Ne sommes-nous pas, à notre corps plus ou moins défendant, en tant que spectateurs ou téléspectateurs avides d'émotions fortes, à la fois les souteneurs et les victimes d'un système économique, social et culturel axé sur la performance à tout prix ? Toujours plus, gagner plus: n'est-ce point là une norme infiniment répétée? Et puis lequel d'entre nous ne se dope-t-il pas, peu ou prou, pour surmonter les multiples stress de la vie quotidienne du temps présent? Tous "dopés", mais pas tricheurs pour autant. Pourquoi Armstrong, lui, est-il alors vilipendé comme ignoble tricheur? A mon avis, car il transgresse deux tabous: le mythe du corps "authentique", pur, "naturel" d'une part; celui de l'égalité parfaite des dons et donc celui d'une compétition équitable d'autre part.
Le condamner aussi sévèrement revient à entretenir un autre mythe : celui que ses adversaires vaincus, eux, n'étaient pas dopés, que, face à eux, la victoire doit être possible... Et encore: nier une évolution apparemment irréversible, celle qui transforme l'idéal des compétitions dites "sportives" en la réalité de "spectacles" soumis aux pernicieuses lois du business. L'Or, ou le devoir de victoire. L'Argent ou le nerf de la guerre. Le Bronze, ou l'éthique de loyauté. Ce triptyque résume bien les valeurs affichées du sport de haut niveau, leur signification symbolique en même temps que la complexité de plus en plus perverse du système économique qui les sous-tend(1).
Certes le dopage, surtout s'il est pratiqué de façon clandestine et occulte, peut être dangereux pour la santé, à court, moyen et long terme. A ce titre il doit être combattu ou du moins -telle est la thèse que je défends depuis de nombreuses années - sérieusement régulé, réglementé, contrôlé. Puisqu'il apparaît inévitable, pourquoi ne pas en accepter le principe et l'application sous un sévère contrôle médical? Hors cela, tout n'est qu'hypocrisie et faux-fuyants.
Une politique du moindre mal, ce que je propose? Sans doute. L'idée de base: sortir de l'hypocrisie et de la clandestinité. Le débat, sur ce point, me semble à tout le moins mériter d'être ouvert... même s'il porte atteinte à certains tabous bien ancrés. Au risque de choquer plus d'un de mes lecteurs, je persiste à considérer que se doper n'est pas tricher.
Evidemment, c'est tricher d'un point de vue juridique, par rapport au règlement et donc par rapport à la loi (celle-ci, en quelque sorte, triche dans la mesure où elle ne tient pas compte de la réalité psychosociologique). Car, selon moi, ce n'est pas tricher sur le plan humain, puisque par hypothèse, dans le domaine du sport de haut niveau, sinon la totalité, du moins la grande majorité des autres concurrents - en particulier dans le Tour de France - se dope également. Et que, contrairement à certains vœux pieux, ce dopage ne pourra jamais être complètement éradiqué, ce que reconnaissent les meilleurs spécialistes.
Les vrais tricheurs ne sont pas nécessairement ceux que l'on pense... mais bien ceux qui confortablement installés au fond de leurs canapés, dans leurs bureaux ou au cœur de leurs médias, à la tête de fédérations sportives adeptes de la politique de l'autruche ou de sponsors avides de retombées publicitaires, descendent en flammes ces humains transformés, grâce à leur soutien financier direct ou indirect, en des êtres-sandwiches, pompes à fric et profits. Allons, messieurs les vertueux censeurs, un peu de bon sens, de pudeur, d'humanité et et de compassion, s'il vous plaît!
Hier icône adulée, vantée pour son exceptionnel courage. Aujourd'hui, champion voué aux gémonies, traîné dans la boue, lynché en tant que minable tricheur. Tout ceci, qui est excessif, mérite, à cause de ces excès mêmes, d'être analysé d'un peu plus près. Car, mes frères en cyclisme et d'ailleurs, comment imaginez-vous que l'on puisse gagner le Tour de France, supporter les efforts répétés qu'il implique, gravir les cinq cols d'étapes de 200km à pas loin de 40 km/h de moyenne... sans quelques adjuvants physiologiques et/ ou chimiques, sans un minimum de dopage?
Tous les coureurs participant à cette compétition - ou plus exactement à ce spectacle sportif- sont contraints de se doper avec plus ou moins de professionnalisme. Après tout, le reproche implicitement adressé à Lance Armstrong n'est-il pas d'être, non seulement le meilleur sur le terrain, mais surtout le meilleur dans l'organisation professionnelle, sophistiquée, de ce dopage indispensable? Et qui osera prétendre que Merckx, Anquetil, Indurain, Fignon, coureurs admirables, eux aussi vainqueurs du Tour, ne se sont jamais dopés de l'une ou l'autre façon, à une époque où les contrôles, eux aussi, étaient loin d'être aussi sophistiqués qu'aujourd'hui? Pourquoi cet acharnement sur "l'ange déchu", comme l'a qualifié un journaliste? Et chacun de gloser sur ses tricheries, sur l'opprobre qui, à cause de lui, rejaillirait sur l'ensemble du sport cycliste (comme s'il en était le seul responsable... !) ? Oui, pourquoi cela?
Permettez-moi d'avancer ici une hypothèse. Cette déferlante médiatique, prétendant refléter (sans preuves) le sentiment populaire, me paraît être nourrie par la perte - brutale, du moins en apparence - d'illusions longtemps entretenues (par ces mêmes médias). Les illusions autour de la grandeur de champions héros des temps modernes, reflets contemporains de ces héros au cœur pur et sans tache des lectures et rêves de nos jeunes années, toujours sommeillant au fond de notre inconscient: le mythe de l'humaine nature naturelle, intègre et non trafiquée, alors que depuis longtemps nous l'aidons, la transformons, l'améliorons grâce aux progrès de la médecine et de la biologie médicale. Ce qui, certes, revient à nous interroger sur le sens et les limites de ces progrès... dont profitent, bien évidemment, "les dopés".
Haro sur les cyclistes? Rien que sur eux? C'est un peu trop facile, d'autant plus qu'ils sont plus que les autres soumis à d'incessants contrôles. Alors quid des autres sports? Quid de ces navigateurs solitaires, de ces joueurs (et joueuses) de tennis s'entrebattant des heures durant dans la fournaise de courts surchauffés? Quid des haltérophiles, et des athlètes aux muscles gonflés, et des nageurs aux épaules carénées? Et, et, et... etc.
Un sportif de haut niveau, dans n'importe quelle discipline, peut-il envisager de devenir champion olympique sans procurer à son corps un minimum d'adjuvants lui permettant de supporter les efforts impliqués par la réalisation d'un tel objectif... et supporter la concurrence d'individus moins doués mais eux déjà dopés? Car, mes amis, chacun de nous - du moins ceux d'entre nous qui assumons notre passion pour les spectacles sportifs - ne doit-il pas se reconnaître partiellement responsable de cette dérive de la saine – et idéalisée - compétition sportive ?
Ne sommes-nous pas, à notre corps plus ou moins défendant, en tant que spectateurs ou téléspectateurs avides d'émotions fortes, à la fois les souteneurs et les victimes d'un système économique, social et culturel axé sur la performance à tout prix ? Toujours plus, gagner plus: n'est-ce point là une norme infiniment répétée? Et puis lequel d'entre nous ne se dope-t-il pas, peu ou prou, pour surmonter les multiples stress de la vie quotidienne du temps présent? Tous "dopés", mais pas tricheurs pour autant. Pourquoi Armstrong, lui, est-il alors vilipendé comme ignoble tricheur? A mon avis, car il transgresse deux tabous: le mythe du corps "authentique", pur, "naturel" d'une part; celui de l'égalité parfaite des dons et donc celui d'une compétition équitable d'autre part.
Le condamner aussi sévèrement revient à entretenir un autre mythe : celui que ses adversaires vaincus, eux, n'étaient pas dopés, que, face à eux, la victoire doit être possible... Et encore: nier une évolution apparemment irréversible, celle qui transforme l'idéal des compétitions dites "sportives" en la réalité de "spectacles" soumis aux pernicieuses lois du business. L'Or, ou le devoir de victoire. L'Argent ou le nerf de la guerre. Le Bronze, ou l'éthique de loyauté. Ce triptyque résume bien les valeurs affichées du sport de haut niveau, leur signification symbolique en même temps que la complexité de plus en plus perverse du système économique qui les sous-tend(1).
Certes le dopage, surtout s'il est pratiqué de façon clandestine et occulte, peut être dangereux pour la santé, à court, moyen et long terme. A ce titre il doit être combattu ou du moins -telle est la thèse que je défends depuis de nombreuses années - sérieusement régulé, réglementé, contrôlé. Puisqu'il apparaît inévitable, pourquoi ne pas en accepter le principe et l'application sous un sévère contrôle médical? Hors cela, tout n'est qu'hypocrisie et faux-fuyants.
Une politique du moindre mal, ce que je propose? Sans doute. L'idée de base: sortir de l'hypocrisie et de la clandestinité. Le débat, sur ce point, me semble à tout le moins mériter d'être ouvert... même s'il porte atteinte à certains tabous bien ancrés. Au risque de choquer plus d'un de mes lecteurs, je persiste à considérer que se doper n'est pas tricher.
Evidemment, c'est tricher d'un point de vue juridique, par rapport au règlement et donc par rapport à la loi (celle-ci, en quelque sorte, triche dans la mesure où elle ne tient pas compte de la réalité psychosociologique). Car, selon moi, ce n'est pas tricher sur le plan humain, puisque par hypothèse, dans le domaine du sport de haut niveau, sinon la totalité, du moins la grande majorité des autres concurrents - en particulier dans le Tour de France - se dope également. Et que, contrairement à certains vœux pieux, ce dopage ne pourra jamais être complètement éradiqué, ce que reconnaissent les meilleurs spécialistes.
Les vrais tricheurs ne sont pas nécessairement ceux que l'on pense... mais bien ceux qui confortablement installés au fond de leurs canapés, dans leurs bureaux ou au cœur de leurs médias, à la tête de fédérations sportives adeptes de la politique de l'autruche ou de sponsors avides de retombées publicitaires, descendent en flammes ces humains transformés, grâce à leur soutien financier direct ou indirect, en des êtres-sandwiches, pompes à fric et profits. Allons, messieurs les vertueux censeurs, un peu de bon sens, de pudeur, d'humanité et et de compassion, s'il vous plaît!
••> (1). Ce triptyque a fait l'objet d'une analyse dialoguée entre un sportif professionnel de haut niveau, sociologue amateur, et un sociologue professionnel, sportif amateur (voir Marcel Bolle De Bal et Dominique Vésir, "Le Sportif et le sociologue. Sport, individu et société", Paris, l'Harmattan, 1999).
"Les vrais tricheurs ne sont pas nécessairement ceux que l’on pense, mais bien ceux qui descendent en flammes ces humains transformés en pompes à fric et profits."
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